Nous avons posé cette question à trois décorateurs et trois décoratrices de l’ADC, chacun-chacune ayant une approche particulière et personnelle. Bonne lecture.
Emma Cuillery :
Le tout premier outil dont je ne pourrais certainement pas me passer pour commencer mon travail préparatoire, est sans conteste, mon crayon à papier, un porte-mine quelconque en 0,7, comme on peut en trouver dans toutes les trousses d’écolier.
Car l’essence même des futurs décors du film est déjà griffonnée sur le scénario (papier), je le lis plusieurs fois, et creuse, note au fur et à mesure la psychologie des personnages du film. Qui sont-ils ? Quelle est leur vie ? Comment vivent-ils ? Sont-ils du style à collectionner les papillons ? Ont-ils perdu leurs parents ? Leur style de vie, leur niveau social, leurs amis, leurs lubies, je note… Je me raconte une histoire qui permettra de raconter leur vie, leurs intérieurs, leurs contradictions aussi.
Ensuite, je rêvasse, j’ouvre tous mes livres, je m’inspire des gens que je croise, je vais sur Pinterest ou Flickr, je commence à collectionner un certain nombre d’images qui m’inspirent, une idée de papier-peint par-ci, un poster de hibou par-là. S’il s’agit d’un film historique, je me documente beaucoup, et lis beaucoup. Les livres et internet particulièrement sont ma principale source d’inspiration.
Mais aussi je regarde des films, bien plus que d’habitude dans cette phase.
Alors voilà, l’équipe déco commence, mon outil favori… Après quelques repérages ou choix de studios : Le dessin, le rough, avec des personnages, vivants, accessoirisés…
Cela peut vous paraître old school à l’heure des techniques d’aujourd’hui. Peu importe que le projet de film nécessite des plans de construction très détaillés, des maquettes, des Sketch-up, que nous allons faire, car ce sont des outils pratiques pour mettre en œuvre certains décors, mon intérêt se portera surtout sur les illustrations.
Pourquoi montrer une 3D d’un décor, avec sa froideur, sa rigidité, quand nous pouvons donner vie à une scène, avec toute sa poésie ?
Notre métier est de raconter une histoire, de faire un film… Pas de faire de beaux décors.
Donc ces dessins, sur ordinateur de préférence, permettent au chef décorateur de voir son décor et de le rectifier, à l’équipe déco de comprendre très précisément la demande, et à l’équipe du film de se projeter parfaitement, car il est vivant.
Ce sont les seuls documents importants, après quelques images de références peut-être, à montrer à la mise-en-scène, au chef opérateur.
Hélas il arrive parfois, quand les conditions financières du film sont trop serrées, que nous soyons dans l’impossibilité d’avoir un illustrateur !! Grosse difficulté pour moi qui dessinais encore sur du calque avec mes marqueurs à alcool… dont les essais de tablettes graphiques ont été catastrophiques : comment dessiner sur la table quand on regarde l’écran plus haut ?
Et puis je dois dire que ma dernière acquisition, a été une révolution : un iPad pro avec stylet et Photoshop… cela me permet de gagner beaucoup de temps et d’énergie, très facile d’obtenir de jolis croquis, possibilité de dessiner en réunion, effacer, redessiner… Cela ne remplacera jamais un illustrateur, car nous n’avons pas le temps de faire des roughs aussi aboutis, mais c’est un nouvel outil que j’utilise beaucoup, vraiment utile, sans compter la facilité d’avoir mes repérages, dessins, plans, photos de meubles, toujours avec moi, que je peux annoter ou modifier…
Je pense donc qu’aujourd’hui je dois pouvoir faire n’importe quel projet avec simplement mon iPad, mon téléphone, mon scénario et un crayon à papier.
Gauguin #1 - © Emma Cuillery
Gauguin #2 - © Emma Cuillery
XIII #1 - © Emma Cuillery
XIII #2 - © Emma Cuillery
Diplômée de l’ESAT Espace en 2000 Emma Cuillery a logiquement commencé comme troisième assistante déco, avant de passer seconde puis première assistante à partir de 2005. Elle a signé son premier film en tant que cheffe-décoratrice en 2010, avec Le Baltringue
, réalisé par Cyril Sebas. Elle a depuis travaillé entre autres avec Mathieu Kassovitz (L’ordre et la morale)
, Audrey Estrougo (La taularde
et À la folie)
et Édouard Deluc, pour qui elle a réalisé les décors de Gauguin-Voyage de Tahiti.
Émile Ghigo
Partage de nos expériences concernant les phases préparatoires des projets, et des outils de mise en œuvre, utilisés par chacun d’entre nous ...
Une question qui me paraissait a priori relativement simple ! En vérité le travail de synthèse nécessaire pour répondre de façon la plus complète, la plus intéressante possible, s’avère beaucoup plus complexe qu’il n’y parait. D’autant qu’il s’agit véritablement d’une phase primordiale, particulièrement importante, qui va conditionner l’ensemble de la mise en œuvre des projets.
Je sais l’historique de l’évolution de notre « métier passion », évidemment impossible à développer dans le format souhaitée... Mais, comment ne pas donner un petit coup d’œil dans le rétro ? (Surtout quand on est un vieux grognard grognon de mon espèce !) Même si je suis évidemment convaincu qu’il est bien plus intéressant de regarder devant nous, du côté des bouleversements passionnants en cours qui nous attendent... qui vous attendent ! C’est Pourtant le vécu de ces expériences passées qui nous a façonné individuellement, qui nous a construit, pierre par pierre, et enfin, rassemblé sous le toit de la maison commune de l’ADC... Comment parler de ces outils si l’on omet de prendre en compte l’évolution, parfois les révolutions, successives de la production cinématographique.
Le cinéma reste un art d’expression collective, mais il n’aime pas les règles établies... Depuis son émergence, Il est en constante évolution. Notre vision artistique et technique, doit forcément s’adapter. Outre l’importance de la personnalité de chaque metteur en scène, il est essentiel de suivre cette constante évolution, avancer avec l’obligation d’une permanente remise en question.
Donc, pas d’historique complexe bien sûr, pourtant comment nier, oublier, par exemple les bouleversements radicaux provoqués par la désertion des studios au profit du décor« naturel » imposés par l’arrivée retentissante des idées la nouvelle vague ? (Même si certains ont refait le chemin inverse assez vite) ; la perception visuelle du public, en fut fondamentalement modifiée, en imposant le réalisme comme support d’image.
La transposition, parfois approximative, mais riche d’imaginaire et d’inventions, préalablement acceptée par le spectateur, sera perçue comme « décor » et... rejetée en tant que tel ... Aujourd’hui, de façon générale, notre travail en studio se traduit au minimum en termes de restitution, et, le plus souvent d’ailleurs, de « reconstitution ». Le réalisme s’impose. Les phases préparatoires s’en trouvent modifiées. Devenue relativement courante, la construction du décor en extérieur se heurte à la même logique. Pourtant considérée comme éphémère, (financièrement parlant) elle devra résister au temps, aux diverses intempéries, par nature, difficilement prévisibles. Adieu la folie de l’imaginaire, l’art de l’illusion, hérités du théâtre. La poésie, de l’image réinventée, chère au vécu de nos maitres d’hier, au talent pourtant reconnu par tous. Le réalisme a pris le pouvoir, le décor ne peut plus être perçu en tant que tel ! D’ailleurs il est déjà lui-même menacé par la recomposition virtuelle 3D qui grignote insidieusement, le cerveau des plus jeunes, et... des moins jeunes.
D’évidence l’arrivée de la fabuleuse révolution numérique induit inévitablement une toute autre approche des phases préparatoires. Elle transforme et modifie très sérieusement notre méthodologie. Armée d’une cohorte de logiciels, elle bouscule notre propre logique. On pourrait donc, a priori, imaginer que les outils préhistoriques d’hier, (ou d’avant-hier) : la pierre, le silex, le charbon de bois, les poudres ocres, jaune et rouge, enfin, je veux dire... les crayons,
éventuellement la gomme, la couleur, les pinceaux, les papiers, les calques, les plans, les maquettes en perspectives, en volume, ne déménagent un jour au sein du cabinet des curiosités de la cinémathèque ! En réalité, il y a maintenant plus de quarante ans qu’on me prédit la fin du plus beau métier du monde ... le nôtre ! Le fameux fond vert qui devait tout régler, renvoyer les professionnels qui nous accompagnent aux vestiaires, et nous avec, bien entendu.
Laisser-passer : dessin rue + projection fond vert - © Émile Ghigo
En vérité loin de nous éloigner (pour peu que nous ayons le sang assez fluide pour irriguer nos neurones) le numérique nous place au centre du jeu. Quelques soit l’univers du scenario, de son époque, les personnages existent évidemment d’abord par le talent des comédiens et de celui du metteur en scène ! Pourtant, chaque action, chaque déplacement dans l’espace ne pourrait fonctionner sans le support, la présence visuelle évidente des costumes, du décor et de sa lumière. L’interconnexion avec les autres professionnels du secteur reste nécessaire, obligatoire, permanente. Chaque époque, chaque style, chaque milieu socio-culturel, répond à des codes, des références spécifiques. Nous en sommes garants, c’est aujourd’hui encore l’un des domaines privilégiés de notre passionnante responsabilité. Elle nous oblige à beaucoup d’humilité ! Nous devons réapprendre, en permanence, nous imprégner du maximum toutes ces réalités historiques ou contemporaines... La plongée dans la permanente évolution de L’histoire de l’art et des civilisations, est un privilège rare que nous devons absolument protéger.
1/ Pour moi la phase préparatoire nécessite avant tout la constitution indispensable d’un dossier de pré-étude, propre à chaque film. Bien trop souvent réduit, voire parfois volontairement ignoré, par certaines productions. Bouquins, docs diverses, recherches informatiques, photos, peintures, voyages, etc. J’essaie de me nourrir d’un maximum d’informations... Une espèce d’enquête à l’intérieur de l’époque. En recherche de la toile de fond la plus proche, la plus originale qui devra accompagner l’intrigue de chaque scénario, s’approcher au plus près de l’univers de chacun de ses protagonistes. C’est pour moi une espèce de parcours initiatique incontournable qui va orienter concrètement la préparation et ses diverses phases. Le bal est ouvert ! Les musiciens vont pouvoir s’installer. Synthétiser leur chronologie n’est pas chose évidente. L’expérience nous prouve à quel point chaque film reste une espèce de prototype. Comment regrouper sous la même approche formelle une préparation qui nécessitera parfois plus d’une année d’étude, de voyages, de repérages, et celles qui doivent se boucler en quelques semaines ? Exception oblige, il va falloir pour une fois me référer au conseil permanent des producteurs, (qui ont forcément raison) : « Il faut que tu simplifies Émile !! » L’accumulation, la diversité de chaque film, la richesse de leurs expériences, ne fait pourtant qu’amplifier cette difficulté. La fameuse magie du décor n’a pourtant rien d’un tour de passe-passe, elle est le fruit, la somme, d’un fabuleux travail d’équipe ! C’est grâce et à l’apport successif de chacun, de leurs talents, de leurs connaissances respectives, que s’organise la mécanique préparatoire. Ils en sont le dénominateur commun, quelque soit la nature ou la difficulté des projets, Elle évolue en fonction de l’arrivée de chacun d’eux. Ils composent la véritable base des outils nécessaires aux différentes phases préparatoires. Les athlètes d’une véritable course de fond. D’ailleurs Le plus souvent, à peine après avoir refermé le scénario, et disserté avec eux des décors de folie que nous allons pouvoir imaginer, la douce quiétude de nos rêves d’artistes se trouve brusquement interrompue par la douceur d’une voix, subtile et sensible, ... « Et, combien ça va coûter toutes vos conneries ? » Cette fois c’est sûr, il y a des chances pour que le projet devienne réalité !
Mesrine : prison Canada/vue large - © Émile Ghigo
Mesrine : prison Canada/détail - © Émile Ghigo
Le plus souvent le pré-chiffrage du secteur décoration, établi par la production, correspond évidemment à la réalité du montage financier, mais plus rarement aux besoins réels du tournage, inclus dans le scénario et exigés par la mise-en-scène. C’est une source de malentendus épuisants, preuve et conséquence d’une phase préparatoire tronquée. Pour moi la phase d’établissement du devis estimatif est essentielle. À ce stade, Il va donc falloir s’entourer des premiers, et plus proches collaborateurs :
2/ Coordinateur(trice) avec lequel je travaillerai le devis estimatif. Il sera basé sur une planification complète des besoins réels de l’ensemble du secteur, prenant en compte les temps nécessaires de chacun pour assurer la préparation, la fabrication, la mise en place de chaque décor, organiser les livraisons, les suivis, les rotations successives des meublages, et remise en état de chacun d’entre eux.
3/ Premier, deuxième assistants décorateurs(trices), graphistes, dessinateurs... j’ai pour habitude de fournir un maximum de plans, élévations à très petite échelle, accompagnés de croquis perspectifs. Ils pourront ensuite piocher dans leurs talents, et... dans le dossier de pré- étude, pour préciser ensemble la spécificité des plans, des détails de fabrication, de chaque décor. Qu’importent leurs outils de travail, la qualité de leurs dessins reste absolument essentielle ! Ils auront le privilège de nourrir les premières pages du « cahier déco » auquel je tiens tant ! Il s’enrichira au fur et à mesure de la progression du travail de toute l’équipe.
4/ Le plus souvent en amont, le passionnant travail de collaboration avec les repéreurs deviendra également déterminant pour valider les choix entre décor naturels ou construits, c’est une forme de casting qui doit préserver, privilégier la cohérence visuelle de l’ensemble.
5/ Collaborateurs(trices) privilégiés, le ou les ensembliers, accompagnés des régisseurs, des accessoiristes peuvent déclencher leurs véritables chasses aux trésors. De chaque meuble à la plus petite accessoirisation, leur extraordinaire quête va donner du sens, de la vie, de l’originalité à chaque décor, les accompagner reste un travail parfois épuisant mais toujours fascinant.
6/ C’est presque déjà trop tard, mais en accord avec le metteur-en-scène, il est temps d’enrichir le projet de l’extraordinaire apport des V.F.X... évidemment propre à chaque époque, à chaque plan. Ce nouvel outil jubilatoire, extraordinaire qui bouscule et révolutionne depuis quelques temps déjà la pensée classique de notre conception ...En tous cas, forcément de la mienne !
7/ Le plus souvent l’équipe doit encore s’enrichir d’intervenants particuliers propres à chaque sujet, à chaque difficulté spécifique.
8/ Le dossier de fabrications technique et artistique, est en route. Chef constructeur, chef peintre, peintre-déco, tapissier y seront associés.
Mesrine - prison Canada/extérieurs - © Émile Ghigo
On peut présenter au metteur-en-scène l’ébauche d’un travail cohérent, à la production un devis estimatif bien trop élevé ! Le cahier déco bien étoffé, la phase préparatoire terminée, l’équipe de construction va bientôt pouvoir débarquer ou plutôt, embarquer ! Mais, ceci est une autre histoire... Tout de même, Le bateau devra être robuste, son équipage hyper attentif, insensible au mal de mer, il faudra éviter les écueils les plus inattendus. Ils seront nombreux et de toutes natures. Qu’importe les difficultés de la traversée, nous devrons le ramener à bon port à la date et à l’heure prévue... Bon vent, Chacun sa bombonne et courage ! On se retrouve au pot de fin de film... peut-être ?!
Émile Ghigo a commencé en tant que peintre-décorateur à l’aube des années 70, avant de faire les Arts Déco en section architecture. Devenu chef-décorateur en 1982, il a depuis collaboré avec une trentaine de réalisateurs et réalisatrices parmi lesquel(le)s Bartabas (Mazeppa)
, Bertrand Tavernier (L’appat, Laissez-passer)
, Michel Hazanavicius (The Search)
, Claude Chabrol (L’enfer)
, Jean-François Richet (Mesrine, L’empereur de Paris)
ou encore Jeanne Labrune (Ça ira mieux demain, C’est le bouquet !, etc.)
et Pierre Jolivet (Filles uniques, Zim & co, etc.)
pour qui il a signé de nombreux décors de films.
Françoise Dupertuis
À la question « quels sont les outils que vous utilisez et ou privilégiez dans votre travail préparatoire, dessins, maquettes, photos, etc ? » je peux répondre ceci :
Les moyens que j’emploie sont différents d’un film à l’autre.
S’il s’agit d’un film d’époque, je fais dans un premier temps une recherche historique, de manière à bien cerner l’époque, aussi bien dans sa représentation picturale, vestimentaire, architecturale qu’historique. Cette recherche me permet par la suite, de prendre des libertés (ou pas) avec la période.
Ensuite en fonction du film et des repérages, si l’on est en décor naturel ou en studio, je proposerai au metteur-en-scène par le biais de dessins ou d’esquisses, des idées d’aménagement des espaces ou des propositions de construction de décors.
Parfois, si certains décors demandent beaucoup de constructions, ou une complexité particulière de par leurs volumes ou leurs architectures, je proposerai une maquette.
Pour illustrer ce dernier cas, je pense que le village de la Reine dans le film
Astérix au service de Sa Majesté de Laurent Tirard est un bon exemple. Les images ci-dessous montrent successivement le dessin du projet, la maquette, et ensuite une photo du décor réalisé.
Astérix : dessin village - © Françoise Dupertuis
Astérix : maquette village - © Françoise Dupertuis
Astérix : décor village - © Françoise Dupertuis
Autre exemple, tiré du
Molière de Laurent Tirard :
Il s’agit d’une salle d’armes XVIIe siècle à l’intérieur d’un château.
Nous avons utilisé les volumes existants que nous avons ensuite entièrement remodelés, c’est-à-dire que nous n’avons gardé que les sols, les fenêtres, les découvertes, et les plafonds, et nous avons construit des murs à l’intérieur des pièces existantes. Pour ce faire nous avons eu recours à des esquisses et des dessins mais pas de maquette.
Molière : maquette dessin - © Françoise Dupertuis
En même temps, je présente aussi des moodboards constitués d’images et de photos, qui donneront l’atmosphère, les ambiances couleurs, les intentions lumière des décors. Ils sont accompagnés d’un certain nombre d’échantillons de matières, afin de préciser mes intentions.
Pour certains films contemporains ou pour des films à moindre budget qui ne permettent pas, à cause du temps de préparation réduit ou de par le fait d’une petite équipe, de passer par les stades croquis, dessins, maquettes, je peux choisir de ne faire que des moodboards, les plus détaillés possible, avec des intentions de matières, de mobiliers, de couleurs, d’ambiances lumière, etc.
Pour illustrer cet exemple, je joins un des moodboards que j’ai fait dans le cadre de la série Arsène Lupin, il s’agit du repère d’Assan joué par Omar Sy.
Lupin : assan’s lair moodboard - © Françoise Dupertuis
Après les Beaux-Arts de Lausanne, Francoise Dupertuis a commencé comme plasticienne avant de s’orienter vers le décor de théâtre et de cinéma. Elle devient cheffe-décoratrice en 1992 et a depuis signé de nombreux projets, films d’époque et contemporains, avec une collaboration au long-court avec certains réalisateurs. Parmi eux, on peut citer Jean-Paul Salomé (Arsène Lupin, Les femmes de l’ombre, La daronne)
, Laurent Tirard (Molière, Le petit Nicolas, Astérix et Obélix-au service de sa majesté)
ou encore Philippe Leguay (Alceste à byclicette, Floride).
Gwendal Bescond
Concevoir un décor pour un film consiste à faire la synthèse d’une multitude d’éléments narratifs, esthétiques et techniques, afin de créer un terrain de jeu pour le metteur-en-scène et ses comédiens, mais aussi pour l’ensemble de l’équipe de tournage. Intrinsèquement, un décor est un espace dont il faut organiser la fabrication : des volumes généraux qui le composent aux petits détails qui en créent l’illusion de vraisemblance.
Le travail préparatoire structure la collecte de ces nombreuses informations, les organise, les « sédimente ». C’est une étape où il me parait essentiel d’être généreux vis-à-vis de tous mes interlocuteurs, en produisant quantité de documents auxquels ils pourront ensuite se référer.
Le premier outil que j’utilise, c’est la documentation, la recherche de références iconographiques. On y pense souvent quand il s’agit d’aborder un sujet technique, comme un film traitant d’un milieu spécifique, ou un film d’époque. Mais l’essentiel de ces recherches d’images, photographies ou œuvres graphiques consiste à bâtir l’ambiance du film, à établir un lien entre le scénario que je viens de lire et les décors que mon équipe s’apprête à fabriquer. Je cherche des photos de lieux, des couleurs, des lumières, des « sensations visuelles » au plus proche de ce que j’ai lu. C’est une phase vraiment passionnante car des images peuvent se présenter presque d’elle-mêmes comme appartenant à l’univers du film et d’autres, qu’on trouvaient évidentes, disparaissent.
Le regard qu’on porte sur une image est en partie structuré par l’imaginaire et chacun a le sien. Un dossier de références visuelles est une matière vivante, un terreau fertile pour les échanges avec le réalisateur ou la réalisatrice. Il me permet d’accorder ma sensibilité sur celle du metteur-en-scène et de capter dans ses réactions des éléments qui peuvent orienter certains choix. Dans cette phase initiale de la préparation, je cherche la grammaire visuelle et spatiale des décors plutôt que d’en préciser spécifiquement le contenu.
Illustration pour un décor de Let My People Go ! de Michael Buch (Les Films Pelléas) - © Gwendal Bescond
En plus de poser les jalons de l’univers visuel du film, ce travail de direction artistique est un bon support pour échanger avec les autres artisans du projet : chef opératrice(eur), créateur(ice) de costumes, directrice(eur) de production...
Dans un deuxième temps, j’adjoins à ce dossier des pages plus techniques à destination de mon équipe : références de mobiliers, d’accessoires de jeu, de couleurs, de textures et de matières, de détails architecturaux. Tous les membres de mon équipe ont accès à ce travail afin que chacun puisse avoir une vue d’ensemble du projet et s’y investir.
Enfin, pour assister les personnes en charge des repérages, je documente systématiquement la recherche des décors naturels, en fonction de la région ou du pays où nous tournons.
Pour la conception des décors en eux-mêmes, j’utilise à peu près tous les outils disponibles, dont je varie l’usage en fonction de la nature du film à fabriquer, ou de son cadre de production.
Le dessin est l’outil transversal à toutes les étapes de la conception et de la fabrication des décors, que ce soit sous forme de notes esquissées, de plans, ou bien d’illustrations d’ambiance plus détaillées. Quand cela est possible, je m’adjoins les services d’un illustrateur, mais la plupart du temps je dessine mes concepts moi-même. Quand on dessine, il y a une multitude d’éléments auxquels on doit réfléchir : les proportions et les lignes de force dans les cadres, les directions de lumières, la répartition dans l’espace des masses graphiques et colorées.
Illustration pour un film publicitaire réalisé par Philippe André (Wanda Productions) - © Gwendal Bescond
Ensuite je modélise les décors sous forme de maquettes de travail en 3D. Une maquette est indispensable quand on conçoit un décor en studio mais je l’utilise aussi pour les décors naturels, sur la base d’un relevé succinct. La maquette en 3D me permet de meubler les espaces, d’en étudier les dimensions et d’y créer les circulations adaptées aux scènes, de vérifier des axes de cadrage. En terme de production, cela m’aide à mesurer et préciser les moyens à déployer, et donc de donner des garanties quant au respect du budget. Là encore, une maquette facilite l’échange avec les autres techniciens du film et avec les membres de l’équipe décoration car pour certaines personnes un plan d’architecte peut créer de la confusion, alors qu’avec une modélisation en volume, il est beaucoup plus simple de se projeter.
Esquisse annotée à destination de l’équipe de construction pour le film Qu’un sang impur d’Abdel Raouf Dafri (Fidélité Productions) - © Gwendal Bescond
Ma façon de préparer nécessite la maîtrise d’une palette d’instruments assez variés. J’ai appris à maîtriser des outils de conception 3D et de dessin sur ordinateur et grâce aux supports numériques, j’ai développé mon propre
workflow car, dans le contexte actuel des productions, dégager assez de temps pour faire tout cela est une gageure. Il est donc indispensable d’être efficace, et de pouvoir lier et transmettre rapidement tout ce que je produis à ce moment là.
Illustration-Concept pour la série La Révolution d’Aurélien Molas (John Doe/Netflix) - © Gwendal Bescond
Même si j’aime préparer avec précision, il ne faut pas croire pour autant que cela fige le projet. Ce n’est qu’une direction, une base à développer, à enrichir.
Instinctivement, je laisse des zones indéterminées car il est essentiel de garder de la place pour le hasard, la spontanéité, la surprise. Et laisser le temps agir sur toute cette matière. Je sais aussi par expérience que nombre de choses doivent se résoudre lors des différentes étapes de la fabrication, que les échanges avec les membres de mon équipe vont à leur tour créer d’autres dynamiques et faire surgir de nouvelles idées.
Gwendal Bescond est chef-décorateur depuis une quinzaine d’années. Il travaille principalement sur des productions de long métrage, de films publicitaires, et plus récemment de séries pour les plateformes numériques. Il a notamment collaboré avec Céline Sciamma (La naissance des pieuvres)
, Frédéric Tellier (Sauver ou périr)
, Abdel Raouf Dafri (Qu’un sang impur)
et surtout avec Alexandre Coffre dont il a signé les décors de quatre films dont Une pure affaire
et Les aventures de Spirou et Fantasio.
Marie-Hélène Sulmoni
Histoire de Carnet, une danse à 3 temps...
Premier temps.
Lecture d’un scénario, rencontre avec un réalisateur, je commence mon carnet de notes de sensations, de dessins automatiques, de croquis. J’écris, je gribouille, je dessine tout au crayon à papier.
Pour commencer je dessine des schémas pour lier les personnage entre eux, la nature de leurs relations, filiation, les liens affectifs émotionnels s’inscrivent par des flèches, traits, signes, symboles...
Puis les liens géographiques ou spatiaux des lieux se forment des ensembles, des sous-ensembles. Je définis la proximité, la circulation entre les lieux/décors, je fais mes premiers plans imaginaires... Souvent la temporalité narrative s’inscrit dans cette première recherche graphique.
Arrivent les sensations colorées, les ambiances. Certaines séquences s’imposent directement dans une couleur/lumière qui soutient une émotion.
Je note les couleurs, les images qui me viennent, je me laisse guider par les sensations vers des images, peinture figurative ou peinture abstraite, photos, dessin...
maquette recherches - © Marie-Hélène Sulmoni
Moment de promenade de livre en livre, de recherche en recherche.
La quête d’image commence.
Deuxième temps.
Retour vers le réalisateur, je raconte les couleurs/lumières qui m’ont conduites aux premières images à partager, tableaux, photos, archives, photos d’artistes. Les références cinématographiques arrivent... Dans ces rencontres je prends des notes sur mon carnet.
La quête d’images s’amplifie.
Mon 2ème outil rassemble des images comme mon carnet, presque du même format, mon iPad.
Fut un temps où je collais les images dans mon carnet (j’y glisse encore des cartes postales).
Le carnet s’étoffe vite parfois en pré-prépa, j’ai déjà un carnet plein.
carnet de travail - © Marie-Hélène Sulmoni
Troisième temps de la valse.
La préparation commence.
La quête iconographique continue.
Je classe les images, les associe, les dispose, les dissocie.... je fais des collages, je dessine sur les images...
Les premiers repérages, échanges, écoutes, je note, je montre, des images à faire parler...
Les images viennent de tous les collaborateurs artistiques : réalisateur, chef opérateur, chef costumier, ils sont aussi en recherche et nos quêtes se rejoignent et se croisent.
Des premiers rdv va sortir un carnet de liaison : c’est un dossier pour partager avec ceux qui sont déjà dans l’équipe.
Premier dossier d’inspirations et de références pour transmettre : des sensations colorées, des ambiances, du réalisme ou au contraire du plus subtil.
Que voulons nous donner à voir, exprimer par chaque lieu/décor, pour chaque personnage ?
C’est le moment de transmettre à mon équipe ce premier dossier. Un 3ème assistant commence pour mettre en page et m’aider à transmettre mes mots/images .
Au moment du premier dossier les images sont plus nombreuses que les mots.
Les mots restent dans mon carnet personnel.
Les repérages avancent, mon équipe me rejoint : l’assistant, l’ensemblier... Les dossiers se construisent avec eux.
La prépa défile toujours trop vite, la danse s’accélère...
Pas à pas je transmets à mes partenaires artistiques la vision des décors du film avec ces carnets/dossiers.
Les dossiers commencent à être organisés par décor (les références, les repérages et les intentions). On y trouve mes premiers croquis au crayon, des dessins maquettes (que je confie à un graphiste), les plans des décors faits par les assistants, ainsi que des montages photos pour donner des ambiances. Les outils graphiques sont libres et s’adaptent à l’univers du projet.
Si l’on construit, il y a un dossier complet sur la construction, toute l’équipe déco travaille sur les éléments du dossier et je synthétise avec le 3ème assistant pour donner une cohérence de lecture.
Nous pouvons travailler un certain temps sur une vision d’un décor puis tout changer, c’est une autre direction un autre lieux qui deviendra référence... Des pages de dossier s’envolent, d’autre prennent leurs places.
Chaque fois qu’une personne commence dans l’équipe décoration nous lui transmettons tous les dossiers déjà faits.
Une grande partie du travail de la prépa c’est cette transmission, notre travail de décor se construit dans cette préparation et mon outil pour la transition c’est le carnet/dossier aujourd’hui c’est un PDF et nous ne l’imprimons plus.
Ce travail régulier de dossier (pour donner à voir) me permet à chaque étape d’expliquer et montrer le travail de l’équipe déco au réalisateur puis de le transmettre plus largement.
À la fin de la préparation nous envoyons un dossier synthétique des décors principaux à toute l’équipe. Souvent nous proposons un dossier qui associe costumes et décors en ajoutant des planches costume/silhouette des personnages à leurs décors principaux.
C’était une histoire de carnet/dossier construite au fil du temps, des films, de l’expérience, une danse à mille temps...
Je garde mes carnets, ils restent personnels, les dossiers je les utilise pour montrer mon travail, ma façon de travailler pour des futurs projets.
Marie-Hélène Sulmoni a étudié à l’école d’art Villa d’Arson à Nice avant de monter à Paris en 1985, où elle débute en tant qu’assistante mise-en-scène pour basculer ensuite ensemblière. Elle devient cheffe-décoratrice en 2006 avec Shetan
de Kim Chapiron. Elle a depuis exercé aussi bien pour la télévision que pour le cinéma, avec entre autre Jan Kounen (Coco Chanel & Igor Stravinsky, Mon cousin)
, Léa Fazer (Maestro, Ensemble c’est trop, Cookie)
ou encore Sophie Laloy (Je te mangerais).
Guillaume Deviercy
Après la lecture attentive du scénario et une fois la décision prise de débuter la préparation d’un projet, je tente, à travers quelques rapides recherches iconographiques (peintures, photographies, photogrammes de films…) de présenter au réalisateur ou à la réalisatrice, lors de notre premier rendez-vous, des premières directions que nous pourrions suivre. Cela me permet de définir, avec elle/lui, le ou les motifs qui vont m’aider à construire le travail de la décoration sur le projet.
C’est une première direction que je vais pouvoir affiner en collaboration avec les costumes, l’image… Parfois, les cartes sont rebattues très vite…
Ces motifs, une fois validés assez théoriquement avec le réalisateur, sont communiqués à mon équipe grâce à la réalisation de premiers croquis qui vont me permettre de débuter le travail.
Vie sauvage - © Guillaume Deviercy
Pour ce faire, j’essaie de mettre les choses au clair/à plat grâce aux crayons et à l’aquarelle, qui sont des outils que je trouve efficaces.
Espèces Menacées - © Guillaume Deviercy
Mais la tablette et les logiciels de dessin sur photos par exemple sont également des outils très pratiques : j’utilise beaucoup Procreate, sur une tablette iPad Pro avec un stylet ; cette application, qui m’a été conseillée par une assistante décoratrice est un logiciel assez puissant et ergonomique. Il permet, par exemple, de croquer rapidement des premières idées directement sur des photos prises lors des repérages, et ainsi de se projeter très concrètement dans une image en compagnie du réalisateur, de la réalisatrice, du chef opérateur, de la cheffe opératrice, … Et parfois de nous aider pour valider ou non le choix d’un décor plus rapidement.
Vie sauvage : campement Normandie - © Guillaume Deviercy
Ensuite, lors de ma collaboration avec mon équipe, nous étoffons ensemble cet univers visuel. Nous précisons les choses : un premier choix de teintes, de tissus, de meubles…
Cela se traduit par la réalisation des planches d’ambiances réunissant toutes les images sur un même support physique. J’aime bien réaliser ces collages moi-même sur du carton en format raisin ou demi-raisin et les laisser à la vue de toute l’équipe décoration.
Dix pour cent - © Guillaume Deviercy Ainsi, nous savons toujours concrètement de quoi nous parlons et où nous souhaitons aller. Ces planches évoluent et je les corrige au fur et à mesure. Guillaume Deviercy a commencé comme accessoiriste de plateau avant de devenir chef-décorateur en 2011 avec Love and bruises de Lou Ye. Il a enchaîné avec Adieu Berthe - l’enterrement de Mémé de Bruno Podalydès, avec qui il fera encore Comme un avion en 2015. Il a également travaillé avec Cédric Kahn dont il a signé trois films (Vie sauvage, La prière, Fête de famille) ou encore Gilles Bourdos (Espèces menacées), Arnaud Despalières (Orpheline) et Sébastien Marnier pour L’heure de la sortie.
Idéalement, j’aimerais dessiner et peindre beaucoup plus, mais les préparations souvent trop courtes et les repérages souvent trop tardifs, limitent cette volonté.
Ensuite, en reprenant tous les visuels (repérages, croquis, choix d’ensembliage, etc.)
Je construis une sorte de cahier virtuel en format paysage décors par décor, mis à jour très régulièrement, que je transmets au réalisateur et aux autres chefs de postes pour qu’ils puissent suivre ensemble l’avancée du travail de notre département décoration.
Cela me permet d’avancer rapidement et efficacement avec tous les autres acteurs du projet, et de modifier les choses si nécessaire.