DHEEPAN, Palme d’or au dernier festival de Cannes et 4ème collaboration entre Jacques Audiard et Michel Barthélémy.
Le décorateur - et nouveau président de l’ADC - raconte son travail sur le film et aborde également un sujet brûlant : la DÉLOCALISATION des productions françaises.
Du Sri-Lanka (?) à la région parisienne jusqu’à la brève séquence anglaise, avez-vous pris en charge l’ensemble des décors du film ?
Oui. Une cité existante en banlieue parisienne a constitué le décor principal, avec le challenge suivant : il fallait garder tous les points positifs pour la dramaturgie et l’image, et ensuite, produire tout ce qui manquait sans qu’on se pose de question de réalisme. Sans que cela se voit, comme dans les films précédents.
Les autres décors ont été réalisés dans les lieux correspondants ou très proches. Dans Paris, ce sont les foyers ou les associations d’accueil.
Au Sri Lanka, impossible de tourner de telles séquences à l’époque. Ca serait peut-être plus facile maintenant, puisque l’infâme dictateur Rajapaske, auteur du génocide de 2009, a été battu aux dernières élections en janvier dernier. La séquence du camp de la "No fire zone" a donc été tournée juste en face à Mandapam, au Tamil Nadu (Inde), à 20 km à vol d’oiseau du Sri Lanka. Dans cette commune, il y a d’ailleurs un camp "en dur" de réfugiés Sri Lankais tamoules, qui existe depuis 1991.
La séquence de fin "happy ending in London", a été tournée dans le nord du Tamil Nadu, dans une ancienne station coloniale britannique en altitude, à Ooty dans les Nilgiri mountains, parce qu’on n’aurait pas pu faire cette séquence estivale ensoleillée à Londres fin janvier.
Le camp de réfugiés au "Sri Lanka"
La séquence "anglaise"
Dans un récent article sur le film, le magazine Les Inrocks décrit La Coudraye comme une cité délabrée mais tranquille. Pour cela, ils ont créé la première association de défense de riverains de ce type, où des habitants historiques de ces logements sociaux ont pu renverser en leur faveur des projets de démolition d’habitat social au profit d’habitat résidentiel. Cela aboutit à un projet concerté où les anciennes barres sont, soit rasées pour une reconstruction à visage plus humain, soit réhabilitées. Ensuite pour le côté tranquille, il faut savoir que c’est une tranquillité apparente, puisque la"cité" est "vidée" provisoirement de 80% de ses habitants. Ce fut il y a 10 ans une cité assez "chaude" et ça peut le redevenir très vite.....cependant, nous avons été merveilleusement accueillis et il y a eu de formidables rencontres. Quel a été votre travail sur les extérieurs et les intérieurs des immeubles ? Puis dans un deuxième temps, nous avons dû, malgré nos bonnes intentions de départ, faire des modification des lieux par rapport au script. Evidemment, ce sont des choses invisibles : nous avons créé un hall dans un appartement du rez- de chaussée, pour avoir une vue du bon côté. Nous avons "ouvert" des murs en béton, pour créer le bon dispositif dans certains appartements, modifié des ouvertures et recréé les caves qui n’existent plus pour des raisons de sécurité. Après, le travail en finesse a été de se couler dans l’histoire : nos protagonistes, migrants, demandeurs d’asile, découvrent le monde occidental par la fenêtre de leur loge, ils ont fui leur pays en guerre civile, et sont peu à peu impliqués dans une autre forme de violence. Dheepan, qui se révèle très bricoleur, transforme progressivement l’appartement qu’on lui a attribué. Comment vous êtes-vous imaginé le personnage et son intérieur ? La fiction voulait que le personnage de Dheepan soit parfois inattendu, très singulier et entier dans sa manière de dépasser les problèmes. Dans une version antérieure, il était établi que ce "tigre tamoul", était ingénieur....d’où son ingéniosité !! Audiard a commencé comme scénariste, comment se déroule la collaboration avec lui ? Echanges, discussions, dessins… ? A-t-il des idées très précises des décors de son film ? Les décors ont-ils fait l’objet d’une préparation particulière avec l’image et les costumes ? De film en film pour Jacques Audiard, vous êtes amené à créer des univers de marginaux, de prolétaires, des prisons, des cités. Quel est le challenge, ou la difficulté, en termes de décor ? Du script au dernier jour de tournage, votre meilleur souvenir sur Dheepan ? Et la partie la plus "difficile" du film ? Rien à voir avec Dheepan. Une expo, un spectacle, un film...qui vous ait marqué récemment ? Une réflexion sur l’actualité du cinéma en France, par exemple le feuilleton des Studios de Bry ? Malgré la crise économique soutenue de ces dernières années, des pays du même niveau de vie que nous (Allemagne, Luxembourg, Belgique) accueillent un nombre croissant de tournages, et s’arrangent pour adapter leur attractivité en fonction des variations des systèmes des voisins. Mais pour l’instant ce maintien est fragile, et il est capital que la question des relocalisations soit l’objet d’un débat actif et aboutisse concrètement au retour des productions françaises et étrangères dans l’Hexagone. Et que conséquemment, on puisse développer nos studios, car je le rappelle, face aux studios anglais, allemands et praguois, notre parc de studios est indigne de la place de notre cinéma. Il est grand temps que politiques et financiers réalisent le déficit dramatique de retombées pour l’économie entière que créent les délocalisations injustifiées. Il est temps aussi que les producteurs des "Majors" françaises montrent le bon chemin : il tout à fait indécent que les films gros budgets partent chez nos voisins pour de mauvaises raisons de tax shelter ou autres, exemple récent : Les visiteurs 3, aucune excuse, aucun argument ne vaut, c’est lamentable. Cette question des relocalisations est maintenant sur la place publique, mais nous n’avons pas attendu l’éclairage récemment apporté par les déclarations de Luc Besson pour son projet Valérian.
"Délabrée mais tranquille", ce sont deux contre-vérités, l’habituelle approximation des médias. En fait cette cité est remarquable pour plusieurs raisons, même si cela nous éloigne un peu du sujet.
C’est le cas de figure historique, où les habitants d’une cité qui se trouve être en limite de banlieues chics, ont décidé de se grouper et de faire valoir leur droit à rester sur place et exiger un habitat décent dans un futur proche.
Il y a donc un mouvement double, certaines "barres" sont en cours de démolition, et pour ce faire sont vidées peu à peu de leurs habitants, tandis qu’autour se montent de nouveaux logements.
Ca, c’est pour le côté délabré (au cours de nos différents repérages, plusieurs bâtiments ont été rasés).
L’idée première de JA était de chercher à travailler différemment, et pour une fois, de "subir le décor naturel", c’est à dire de le prendre tel quel, avec modestie, et d’adapter le script aux lieux.
Ce postulat de départ nous a contraint à accepter certains paramètres de la cité, dont nous nous serions bien passé...Par exemple, la cour extrêmement arborée, alors qu’à la lecture on voyait une dalle nue et austère entre les "barres".
Il a fallu également rhabiller les halls, les portes, les boites aux lettres, certain murs pignon d’un bâtiment en partie démoli.
Création d’un hall sur une façade
Là, on a travaillé collégialement pour définir ce qui peut constituer le quotidien, la découverte (l’école, les bandes, l’entretien). Quand je dis "on", c’est bien entendu partagé entre Jacques Audiard, son assistant Jean-Baptiste Pouilloux, la directrice de la photo Eponine Momenceau, la scripte Nathalie Vierny. Nous avons aussi écouté les comédiens pour valider certains choix.
C’est vrai, Jacques consacre beaucoup d’énergie au scénario, et à sa remise en cause qui est quasi-permanente. Sa demande est très claire, il demande qu’on ne pense qu’à la dramaturgie et aux comédiens, tout doit se décliner à ce diapason, aussi bien pour les prises de vues en direct que pour les éventuels effets numériques. Les collaborateurs proches doivent donc travailler là-dessus.
Ca ne passe pas forcément par des dessins, qui peuvent figer les choses, mais il y a quand même un besoin d’échanger des images, de "storyboarder" certaines séquences.
Oui, il y a toujours une préparation particulière et artisanale, entre l’image, les décors, les costumes, le son, les maquillage-coiffure.... Il y a donc un travail collectif et pour ce projet-là, Jacques avait demandé à Helena Klotz, réalisatrice, d’injecter des idées supplémentaires.
Il y a la forme du film, et le travail de Jacques sur la condition humaine, sur la rédemption, la capacité de l’humain à se dépasser, à transcender des situations terribles...
Pour les décors, qui sont toujours en retrait mais très présents, il s’agit de restituer une vraisemblance sans tomber dans la reconstitution...on doit donc donner des gages pour que l’espace filmique soit incontestable, mais il faut éviter les clichés, les lieux attendus... il faut être surpris comme quand on débarque dans un endroit inconnu.
Honnêtement, ce sont les rencontres . Avec les comédiens du film, il y a eu dès le début une relation très forte, atypique, très ouverte....et aussi la rencontre avec certains jeunes de La Coudraie qui ont travaillé avec nous, formidables, généreux, drôles...
Rien n’est facile dans notre business (haha)
Je n’ai pas eu beaucoup le temps de sortir ces derniers temps, étant à 500% sur un beau projet de François Ozon. J’ai été touché par le travail du photographe Harry Gruyaert.
Une mention spéciale pour cette géniale galerie de photos anciennes "La Lumière des Roses" à Montreuil (Philippe et Marion Jacquier).
Travaillant en ce moment en Allemagne (en décor naturel, pas en studio), je mesure ce paradoxe qui veut que nous soyons un des tout premiers producteurs de cinéma dans le monde, et que nous soyons incapables d’avoir un parc de studios digne de ce nom, que nous n’arrivions pas à relocaliser des tournages en France, de films français ou étrangers.... au détriment de nos équipes techniques et artistiques qui sont pourtant de tout premier plan.
Les associations MAD et ADC, soutenues par toutes les associations professionnelles, et les élus locaux ont réussi à obtenir le maintien des ex-studios SFP à Bry-sur-Marne, les meilleurs des "grands studios" que l’on ait en France.
L’industrie de la Culture pèse lourd, elle est une des plus créatrice d’emplois, l’intermittence est également un terrain d’étude : le salariat avec la flexibilité la plus inouïe - pour le meilleur ou le pire.
Dès le début de l’été, nous (les associations professionnelles) avons créé un groupe de travail "Relocalisations", et nous interpellerons prochainement nos institutions à ce sujet. Pour l’heure, dans cette optique, nous rassemblons informations et témoignages.