REFLEXIONS AUTOUR DE LA SCENOGRAPHIE DE FESTEN,
PAR VALERIE GRALL
Sur la scène de l’Odéon/Ateliers Berthier jusqu’au 22 décembre,
CYRIL TESTE et le collectif XMX revisitent le film de Thomas Vinterberg tourné en 1998.
VALERIE GRALL (ADC) signe la scénographie de ce
spectacle, « Un Grand Festen », pour reprendre le titre d’un article paru dans l’OBS.
« Festen est une performance filmique qui allie cinéma et théâtre. Elle se produit sur une scène, dans un décor de théâtre pensé aussi pour le cinéma. La pièce est filmée par deux cadreurs qui évoluent au côté des acteurs. Les images et les sons captés sont simultanément montés et diffusés sur un écran géant placé au dessus du décor qui devient une partie du décor. Viennent s’y superposer avec une précision d’horloger d’autres images filmées en amont, qui surgissent de façon subliminale, comme par magie, à la manière de Méliès.
Le spectateur suit l’action en regardant alternativement la scène du théâtre et l’écran. Chaque spectateur à sa guise oscille entre les deux. Il fait sa propre lecture.
Le décor représente l’intérieur d’une grande demeure bourgeoise. Une réception est donnée en l’honneur des soixante ans du père. Christian, le fils, Hamlet contemporain ainsi désigné par Cyril Teste, hanté par le spectre de sa sœur suicidée, va dénoncer au cours du repas les crimes du père. Il va affronter son père et sa famille, ligués dans le déni. Christian est soutenu par les domestiques, « ceux de la cuisine », ceux de l’ombre qui l’ont toujours aimé. Grace aux caméras, les spectateurs peuvent suivre les acteurs qui évoluent à l’arrière du décor jusqu’à cette cuisine.
Transgresser les limites du décor. L’arrière du décor filmé par la caméra devient le hors cadre et le hors champs du théâtre, l’envers du décor où se joue le drame.
Cet hors cadre du théâtre est en revanche un des décors du film, il accentue la fonction d’Arène représentée par le décor dit principal. Il faut du courage à Christian pour entrer dans l’Arène ; en sortir peut être le signe de l’accablement, ou de la victoire.
Selon ce qui est désigné par Cyril Teste, le spectateur accepte l’abstraction de cet envers qui paradoxalement, à ce moment de la narration, n’est pas figuratif, il est une « friche » et dans ce contexte le mot prend son sens …
L’arrière du décor devient le lieu du tout possible, de la vérité. La charpente, minces feuilles de contreplaqué agrafées sur des battants, dévoile le bâti éphémère de la représentation. Cyclo éclairé, passerelle métallique, toboggan qui marque la descente : le paysage de cet ensemble (dans le style de Bob Wilson) évoque le réel d’une forêt, d’une route, d’un palier, d’une antichambre mais aussi le réel des coulisses quand les acteurs sont « eux mêmes » et pas encore dans leurs rôles. L’intimité du cinéma.
Or c’est le théâtre qui habituellement utilise l’objet emblématique stylisé pour évoquer un lieu (« un pan de mur crénelé, le château fort est là »). Il y a volontairement un chevauchement, et même une inversion des codes qui renforce le désir de fusionner les deux genres : cinéma et théâtre au point de n’en faire qu’un. Et le trouble provoqué par le passage entre les deux formes, départies de leurs règles.
Après le « Dogma » de Vintenberg et de Lars Von Trier énoncé en 1995 et qui bousculait les schémas de tournage par des moyens techniques plus légers, la performance filmique bouscule les spécificités du théâtre et du cinéma en compressant le temps. Le théâtre gagne en intimité grâce à la virtuosité avec laquelle le collectif maitrise les outils vidéo et audio, de plus en plus sophistiqués. En cela la performance filmique de Cyril Teste ouvre de nouveaux champs à la fois pour le théâtre et pour le cinéma.
Mon travail de scénographe devait tenir compte de ses deux paramètres, théâtre et cinéma sans sacrifier l’un à l’autre. Le décor de théâtre peut être métaphorique ou allusif. Il bénéficie du pouvoir de l‘évocation. Au cinéma, il peut être certes original mais il a la fonction de crédibiliser un lieu, nécessite un minimum de réalisme, même si celui-ci reste stylisé. L’épisode de Festen se situe dans une maison de la grande bourgeoisie. Le décor doit donc représenter l’intérieur d’une telle demeure. Son implantation générale est dessinée au maximum de la mesure possible des ouvertures et surfaces de scènes qui nous accueillent.
Nous avons travaillé avec Cyril sur la circulation des personnages sachant que nous devions signifier pour les plans de cinéma plusieurs pièces : salon, salle à manger, chambre, cuisine et salle de bain, au minimum. Le faste de l’escalier déterminait à mon avis la taille de la maison. Il ne pouvait pas être de petites dimensions, bien que nous n’en ayons pas un usage excessif.
Je suggérais qu’on ne distingue pas la limite de la hauteur des murs, d’où les châssis coupés, sans corniches de finitions. Dans la mesure où c’est une convention au cinéma que de ne construire que ce qui est utile, en fonction des objectifs et de la place de la caméra. C’était une façon pour moi de casser le naturalisme de la représentation théâtrale. Donner aux murs cet aspect étrange, non fini, laisser penser qu’ils sont encore plus hauts ; signifier la limite du plafond par une corniche eut été restrictif.
En poursuivant cette idée du monumental, le style Art déco s’est imposé. Je pensais à ces vastes et belles demeures du début du vingtième siècle pensées par les architectes de l’UAM pour les riches industriels. L’Art déco est l’architecture symbolique de la révolution moderniste. Par ailleurs il conserve toujours son cachet intemporel et universel. L’Art Déco a été aussi l’architecture emblématique de la puissance. Les dictateurs Mussolini, Hitler et Staline s’en sont emparés. C’est une métaphore de la puissance du père, de sa sexualité morbide. Une colonne sur le modèle de l’architecte Ledoux pénètre l’escalier participe à ce sens phallique.
Le collectif MXM s’est réuni autour d’une grande maquette à l’échelle du 20ème, minutieusement fabriquée par les constructeurs du décor. Plan par plan, Cyril a indiqué à chacun (lumière, cadre, son) la chorégraphie des acteurs et les mouvements de caméra, le découpage défini ; je devais vérifier que le décor en termes de cinéma fonctionnait, que tout ce qui était dans le cadre soit juste. Je rappelle que les changements de décors se font à vue, la pièce ne s’interrompt à aucun moment, privilégiant de très longs plans séquence et peu de plans de coupes. La scène du théâtre prenant ponctuellement le relais.
Les enchainements filmés montés en direct se substituent au temps du montage. Le temps du cinéma se superpose au temps du théâtre. La fluidité dans l’espace est donc impérative. Les axes de caméra sont précis et le décor doit rendre possible les mouvements sans risquer d’accrocher un élément qui romprait la véracité de l’espace cinématographique. Un élément mur/salon se transforme à plusieurs reprises en lit d’une chambre ou en cloison de bibliothèque.
La forme du décor est le résultat des deux équations, théâtre et cinéma. Pour cette raison, les hauteurs des châssis qui figurent les murs intérieurs sont volontairement de tailles différentes. Les châssis du fond sont de taille plus importante, ce sont ceux que l’on distinguera de plus loin. A cour et jardin de taille moyenne et ceux qui sont à l’intérieur plus bas. La bizarrerie que cela engendre pour l’œil du spectateur de théâtre participe une fois de plus à rompre l’aspect d’un décor trop conventionnel au profit d’un objet « plastique ».
De même pour prolonger cette idée du sens que peuvent transmettre les volumes et le style de l’architecture, nous avons décidé de mouvoir la cuisine sur un chariot roulant de façon à ce qu’elle surgisse vers l’avant-scène, tel un puissant wagon. Celui des alliés de Christian, grâce à qui il peut sortir de son mutisme.
Ce qui n’est pas sans rappeler les mouvements des éléments de décor au passage de la caméra dans les films de Marcel L’Herbier.
Cyril Teste tenait à la présence d’un nombre minimum d’objets, indispensables à la mise en scène. Deux tableaux de Corot dont un représente le mythe d’Orphée et Eurydice dans un paysage de forêt. La caméra s’y promène régulièrement et s’exhale simultanément dans la salle l’odeur de la forêt (dispositif de parfums installé par Francis Kurdjian).
Les images de la forêt sont retravaillées par Hugo Arcier, puis intégrées et diffusées à la fin de la pièce. Julien Boizard est l’auteur de l’éclairage du décor. Il a utilisé la dernière génération de projecteurs Leds qui permettent une lumière très blanche et des modifications de lumière ultra sensibles ».
Texte et photos de Valérie Grall