La nomination aux Television Awards américains de Christelle Maisonneuve pour son travail sur Emily In Paris (production designer : Anne Seibel) est l’occasion de mettre en lumière le rôle primordial que jouent les ensembliers dans les équipes de décors cinéma et télévision.
Apparu dans les années 20, le terme d’ensemblier, qui s’appliquait alors aux arts décoratifs et à l’aménagement intérieur, a gardé la même définition qu’à ses débuts, à savoir : " Artiste qui crée des ensembles décoratifs."
Une économie de mots et un positionnement plutôt vague qui explique peut-être la mauvaise connaissance de ce métier si particulier et si précieux aux équipes de décoration.
Lorsque j’ai l’occasion de définir le métier d’ensemblier, j’ai pour habitude d’énumérer une connaissance de l’histoire du mobilier et des objets, le sens des volumes tout comme celui des couleurs, ainsi qu’une grande capacité d’adaptation et de visualisation. C’est une façon de résumer bien sûr.
En tant qu’ensemblière, comment aimeriez-vous le définir ?
Christelle Maisonneuve : Si revenir aux sources du terme d’ensemblier conduit à évoquer Jean-Michel Frank ou Jacques-André Ruhlmann, cela constitue indubitablement un brillant héritage et une source d’inspiration. Pour autant le métier d’ensemblier de cinéma se distingue de celui de ces éminents décorateurs ensembliers : les impératifs d’une intrigue de fiction n’autoriseraient pas forcément l’épure et l’élégance d’un Frank ni la rigueur intransigeante d’un Ruhlmann.
En réalité, l’ensemblier doit en premier lieu mettre sa créativité au service d’une narration, d’un metteur en scène et du chef-décorateur. Les directions artistiques ne vont pas nécessairement dans le sens de l’esthétique vers quoi tend le décorateur d’intérieur. C’est précisément cette tentation du beau à laquelle doit renoncer l’ensemblier et c’est au prix de ce renoncement qu’un décor peut prendre vie, car c’est bien de vie dont il s’agit dans un décor de film. La tâche de l’ensemblier ne consiste pas seulement à meubler le décor et à l’habiller, mais essentiellement à lui donner du sens et à faire naître des émotions. C’est peut-être dans cet « ensemble » de finalités que notre métier trouve le mieux sa définition.
Quel serait l’exemple pratique qui à vos yeux permettrait de partager au mieux l’essence de votre travail ?
C.M. : De mon métier, j’aime particulièrement les longues marches sur les différents marchés des Puces. Même si je visite aussi dépôts-ventes, antiquaires et loueurs, et ne néglige pas les surprises du Bon Coin, je prends plaisir à frissonner dans le sous-sol glacial de l’Usine, jeter un coup d’œil au bric-à-brac des Frères Parent au fond du marché Vallès, parcourir les allées de Paul-Bert entre les tables dédiées à l’apéritif dés 11 heures du matin, fureter à Vernaison et à Dauphine, j’ai besoin d’évaluer les dimensions, les couleurs et le toucher des meubles et des objets. Ces quêtes solitaires, les échanges avec les marchands au détour d’un stand m’ont permis plus d’une fois de repérer LA pièce forte autour de laquelle tout le « meublage » d’un décor pouvait s’articuler. Ainsi, sur un projet de remake américain de Rosemary’s Baby aux côtés d’Anne Seibel comme production designer, il nous fallait trouver un lit pour une scène d’amour avec le diable. Cela me semblait une gageure et pourtant… Au fil d’un échange avec un marchand spécialisé en meubles et objets régionaux : « Qu’est-ce que tu cherches en ce moment ? » j’évoque ce lit si particulier, il hoche la tête, réfléchit et me lance : « J’ai peut-être quelque chose pour toi ». Il me décrit un travail d’ébéniste fou de l’est de la France, un lit recouvert de centaines de grosses épines arrondies, sculptées une par une et formant des motifs concentriques sur la tête et le pied. Le jour suivant, je reçois une photo, le vendredi, je découvre le lit encore dans le 12m3 du marchand : C’est une pièce d’art brut, un lit rustique fin XIXe dont les petites dimensions semblent peu adaptées à la scène. Cependant, ce lit surmonté d’un dais réalisé grâce au talent de Jako, grand tapissier maintenant retraité, a remporté tous les suffrages. Je ne peux réduire l’essence du métier d’ensemblier à cette anecdote bien entendu, ni omettre d’évoquer le moment magique du « meublage » où l’on voit cette partie du décor s’esquisser, puis s’affirmer.
L’ensemblier est souvent le bras droit du décorateur. Leur bonne compréhension est déterminante pour mener à bien le projet sur lequel ils sont engagés. Quels seraient à vos yeux les outils et caractéristiques d’une collaboration réussie ?
C.M. : Le démarrage d’un projet est souvent une immersion lente tout d’abord, puis qui va s’accélérant, toujours plus profondément, dans un contexte, une époque, dont il est nécessaire de s’imprégner. Je me documente et prépare des listes et des planches de références qui me permettent de nourrir mes échanges avec le chef décorateur, de préciser à mes yeux ses directions, de définir une partie des éléments de mobilier puis d’amorcer mes recherches. Il y a également d’abondants échanges à partir des plans qui me permettent de cibler les demandes du chef-décorateur. Après quoi je pars chiner. À nouveau je constitue des planches dans lesquelles j’assemble cette fois les éléments repérés les uns avec les autres afin d’envisager de quelle manière ils peuvent s’accorder. Cette réflexion, préalable dans mon cas à tout nouvel échange avec le chef-décorateur me permet d’offrir à ce dernier une première vision d’ensemble qui pourra s’enrichir de son regard, de son recul et de sa créativité. Pour les planches de références comme de propositions, il y a des allers-retours, des modifications, des évolutions au gré du décorateur et aussi parfois du metteur-en-scène. J’ai eu la chance de travailler ces dernières années avec Anne Seibel qui m’a témoigné une confiance indéfectible, ce qui est un grand privilège. Combinée au respect, la confiance me semble être la clef de voûte d’une relation étroite et prolifique entre un chef décorateur et un ensemblier.
Comment, à votre tour, partagez-vous les intentions définies et choisies avec les autres membres de votre équipe ?
C.M. : Je crois là aussi que c’est important de faire preuve de confiance. Je confesse avoir besoin d’un peu de temps pour établir cette relation avec ceux que je ne connais pas, le temps de connaître leurs goûts et leur caractère, et de faire connaître les miens.
Pour guider les recherches, je constitue des listes par décor et partage mes planches de références et de propositions. Je réunis d’autres images sur lesquelles j’entoure des détails d’objets et de vie pertinents. Je laisse le champ libre pour les accessoires de jeu des comédiens, je les suis de loin mais je demeure plus regardante sur ceux qui concernent les décors, la vaisselle par exemple.
Comment êtes-vous devenue ensemblière, quelles école, études, apprentissage personnel ont jalonnés votre parcours ?
C.M. : J’ai effectué une maîtrise d’Arts plastiques à Paris VIII, un échange universitaire avec l’UQAM à Montréal afin de pouvoir pratiquer la sculpture qui était mon premier projet professionnel. Je créais des installations intégrant texte et son lorsque j’ai débuté sur un tournage un peu par hasard pour des raisons alimentaires. Mon premier travail morne et fastidieux consistait à peindre en vert 90 trèfles en mousse géants pour la Française des jeux.
Dés que j’ai commencé à effectuer des recherches d’accessoires et à entrevoir ce que pouvait être l’élaboration d’un décor, cette nouvelle activité m’est apparue comme une prolongation de mon travail personnel que j’ai fini par délaisser. Mes études m’ont permis d’acquérir curiosité et culture artistique, mais ce sont les années d’expérience auprès de mes aînés qui m’ont enseigné mon métier. J’ai eu la chance de travailler notamment avec Françoise Benoit-Fresco et avec Philippe Turlure avec lesquels j’ai beaucoup appris et je leur suis reconnaissante de m’avoir transmis leur passion et leur métier.
Quel conseil pourriez-vous donner aux plus jeunes qui aimeraient devenir ensemblier ?
C.M. : Je crois que c’est important de rester curieux et actif, de voir des expositions, des spectacles, les films sur grand écran, de lire et surtout d’aller dans les musées. Je ne connais pas de meilleure école. Quoi de mieux que de visiter les appartements de Napoléon III au Louvre pour appréhender le style du même nom ? Ou encore le musée Nissim de Camondo pour admirer une des collections de mobilier XVIIIe les plus raffinées ? Riesner, Oeben, les meubles des plus grands ébénistes y figurent. Les voyages sont aussi une grande source d’inspiration d’autant qu’ils permettent de bousculer et enrichir une palette de forme et de couleur parfois trop ethnocentrique.
Enfin, comme souvent dans l’industrie du spectacle, les Etats-Unis ont tendance à mettre en avant et à reconnaître la collaboration des équipes bien plus qu’en France. Pensez-vous que, comme cela est en train de se produire pour les scénaristes (longtemps relégués au second plan), le rôle des ensembliers cinéma et télévision pourrait à l’avenir être de mieux en mieux connu et reconnu en France ? Interview réalisée en août 2021 par Anna Falguères. The SDSA (Set Decorators Society of America) announced their inaugural SDSA Television Awards nominees this week, and we are delighted to see the following nomination for EMILY IN PARIS : BEST ACHIEVEMENT IN DECOR/DESIGN OF A HALF-HOUR SINGLE-CAMERA SERIES
C.M. : Il m’est difficile de présager de l’avenir, il est vrai que dans le système anglo-saxon le « meublage » fait l’objet d’un département à part entière au sein duquel les postes sont démultipliés par rapport à notre système français, ce qui ne dispense pas le set decorator de travailler avec les directions artistiques du production designer et de répondre à ses attentes. Le travail d’ensemblier recèle une belle part de création qui est légitimée aux Etats Unis et en Grande Bretagne par une reconnaissance publique et matérielle. Pour ma part, je suis honorée que le travail de toute notre équipe pour la « set decoration » sur Emily in Paris ait été remarqué et nominé aux SDSA Awards, nous avons tous été sensibles à cet honneur. Par ailleurs, j’ai eu la chance de travailler sur des projets adoptant un mode de fonctionnement en partie américain et j’en ai mesuré les avantages. Mettre en lumière notre métier permettrait de réfléchir à une estimation plus juste du temps et des effectifs au « meublage » conduisant indiscutablement à faire gagner les décors en qualité. S’il m’est donné de m’exprimer aujourd’hui sur le site de l’ADC, c’est bien que nos regards évoluent et je vous remercie du reste de me donner la parole. Personnellement je serais heureuse de voir témoigner sur le site de l’ADC les nombreux grands ensembliers que comptent les équipes de décoration françaises. Car c’est bien d’équipe dont il s’agit, de la conjugaison des talents : revenant à la décoration d’intérieur, je songe à ce témoignage métissé des années 80, la Villa Oasis à Marrakech, où les couleurs s’entremêlent avec bonheur, tissées au fil du temps, en premier d’après le regard de jacques Majorelle puis quelques décennies plus tard sous la houlette de Bill Willis et Yves Saint Laurent.
EMILY IN PARIS
Set Decoration by Christelle Maisonneuve
with Production Design by Anne Seibel